Edouard Boinet, corrida, du déclin à la patrimonialisation - partie I.
Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur, Edouard BOINET.
- 2011 -
Du déclin à la patrimonialisation :
la consécration controversée du fait culturel corrida
UNIVERSITE PARIS SUD XI
Faculté Jean Monnet
-
Promotion 2011
Rapport présenté par
M. Edouard BOINET
(double cursus Relations Internationales
& Droit de l’environnement)
dans le cadre du cours « Droit de la protection de la nature et du patrimoine culturel »
dispensé par M. le Doyen Jérôme FROMAGEAU
Liste des abréviations :
CRAC : Comité Radicalement Anti-Corrida
FLAC : Fédération des Luttes Anti-Corrida
ONCT : Observatoire National des Cultures Taurines
PCI : patrimoine culturel immatériel
UE : Union Européenne
UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization
UVTF : Union des Villes Taurines de France
Sommaire du rapport (14 pages, hors annexes et bibliographie)
Partie I. La corrida comme citadelle assiégée : un fait culturel en déclin
B) Une pratique en voie de disparition ? Le déclin de la corrida et ses causes
PARTIE II. La recherche d’une consécration comme patrimoine immatériel
A) Stratégie offensive des aficionados et projet d’inscription au PCI
Annexe 1 : Définition/critères d’inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO
Annexe 2 : Signification des mouchoirs de couleur brandis au cours d’une corrida
Annexe 3 : Vocabulaire (non-exhaustif) de la corrida
Annexe 4 : article L521-1 du code pénal
Articles de Revues et autres publications (version papier/consultable en ligne)
Articles de presses cités dans l’étude
Travaux de recherche (thèses & mémoires)
« Le degré de civilisation d'une société se juge à la façon dont elle traite ses animaux » Gandhi
Le taureau est l’une des figures mythologiques majeures face à laquelle l’Homme a toujours cherché à se mesurer : on pense notamment à Thésée contre le Minotaure, à Jason imposant le joug aux taureaux d’Héphaïstos ou encore à Hercules s’acquittant de l’un de ces 12 travaux en dominant le taureau crétois.
On peut admirer dans la corrida un lointain héritage de ces affrontements homériques, où le torero incarne le héros libérant la Cité d’une bête sauvage autant crainte que respectée. Mais l’on peut aussi y voir un spectacle sinistre et sanglant où le torero endosse le rôle du bourreau pour assurer le divertissement d’une foule en mal de sensations fortes.
Aussi caricaturale l’une que l’autre, ces deux visions sont défendues par les franges les plus militantes des deux « camps » respectifs que constituent les pro et les anti-corridas. Les tensions existantes entre ces deux groupes sont exacerbées par le récent projet des aficionados visant à intégrer la corrida à la liste représentative du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Humanité.
Cette liste résulte de l’application de la convention adoptée en 2003 par les Etats-membres de l’UNESCO, qui a pour but d’assurer la sauvegarde des éléments du patrimoine relatifs aux cultures traditionnelles, aux arts vivants et aux langues.
Le projet d’intégration de la corrida sur la liste du PCI suscite une violente polémique alimentée par les divergences de vue que nous venons d’évoquer. Il apparaît donc utile de chercher à étudier la question de cette intégration de manière aussi dépassionnée que possible, en commençant par définir notre sujet de façon objective. Nous entendrons donc par « corrida » un « spectacle tauromachique au cours duquel des taureaux sont mis à mort »[1]. Nous nous focaliserons principalement sur les évolutions qui ont amené à défendre l’inscription de cette pratique sur la liste du PCI, ainsi que sur les interrogations soulevées par ce projet.
Nous tenterons ici de démontrer que le déclin du fait culturel corrida s’explique notamment par la virulente contestation dont il a fait l’objet (I), et que c’est la conscience de ce dépérissement qui a amené les aficionados à rechercher la consécration de cette pratique comme patrimoine culturel immatériel (II).
Le débat sur la nature de la corrida n’a aucune pertinence selon les aficionados : la pratique est par essence un fait culturel puisqu’elle relève du rite, du jeu et du spectacle et qu’elle participe en ce sens à l’identité d’un groupe (A). D’un autre coté, son déclin bien réel s’explique par divers facteurs parmi lesquels une contestation croissante qui réfute qu’un tel fait puisse être qualifié de « culturel » (B).
A) Une pratique recouvrant différents aspect de la culture :
rite, jeu et spectacle définissant l’identité d’une communauté
La corrida est avant tout un fait qui s’inscrit historiquement dans un territoire. Son introduction dans le Midi est relativement récente. La première corrida française a ainsi eu lieu à Bayonne le 21 août 1853[2]. Elle rentre alors en infraction directe à la Loi Grammont punissant les mauvais traitements aux animaux[3].
Cependant, cette manifestation et celles qui lui succèdent bénéficient de la protection bienveillante de l'impératrice Eugénie. En conséquence, les préfets n’appliquent pas la loi et l’on assiste à l’essor des corridas qui rencontrent un grand succès dans le Sud de la France.
La population de la région s’insurge dès qu’est brandi la menace d’une interdiction effective : lorsqu’en septembre 1895, le gouvernement expulse le matador espagnol avant l’une de ses démonstrations à Bayonne, il en résulte « trois jours d'émeutes, la démission du conseil municipal et, dans l'hiver qui suit, une formidable campagne pour la défense de la tauromachie »[4]. La corrida est ainsi devenue, progressivement, un élément constitutif du paysage culturel régional.
Les aficionados font valoir que l’on ne peut comprendre cet enracinement si l’on ne reconnait pas le caractère culturel de la corrida et son adéquation à la définition que la Convention de 2003 donne du PCI[5] (cf. annexe 1).
A leurs yeux, la corrida correspond à la fois aux « arts du spectacle » et aux « pratiques sociales, rituels et événements festifs » que l’instrument juridique intègre dans son champ d’application[6].
Elle recouvre ainsi les quatre formes de jeux et spectacle identifiées par Roger Caillois dans son ouvrage Les Jeux et les Hommes[7] . On retrouve bien sûr le Combat-compétition (ou agon). Mais les aficionados y voient également l’expression des autres dimensions du jeu évoquées par Roger Caillois : le Jeu de hasard (ou alea ; dans la mesure où l’équipe du torero tire au sort les taureau qu’elle affrontera), le Mimétisme/le « faire semblant » (ou mimicry ; dont témoigne la scénographie et les costumes, notamment l’habit de lumière) et enfin le Vertige/transe (ou ilinx ; inspiration divine dont les toreros prétendent parfois avoir bénéficié au cours du combat, mais aussi symbolique du combat à mort et de l’opposition nature/culture).
La corrida est également vécue comme un rite tant sacré que profane.
Rite sacré dans la mesure où elle recherche dans le religieux et le spirituel une caution que l’Eglise n’a jamais consenti à lui accorder[8]. Les manifestations tauromachiques sont ainsi organisées à la même période chaque année selon le calendrier municipal des fêtes religieuses : à l’occasion de la Pentecôte à Nîmes et à Vic-Fézensac (Gers) ; à celle de l’Assomption à Dax ou Béziers.
Rite profane, également, comme en témoigne les mille et un usages du déroulement extrêmement codifié de cette pratique.
La manifestation débute par le sorteo (répartition des taureaux entre les toréadors par tirage au sort), puis vient le paseo (défilé de tous les participants) et enfin la lidia, c’est à dire le « combat » à proprement parler.
Cette lutte s’organise elle-même en trois étapes ou tercio, selon un « protocole immuable »[9] :
le tercio de pique signe l’entrée des picadors qui évalue le comportement du taureau et le blesse pour l’affaiblir ; le tercio de banderilles par lequel les peones (assistant du toreador) plantent leur banderilles (bâtons terminés par un harpon) sur le dos du taureau ; le tercio de mise à mort où le torero réalise ses faena (passes) pour fatiguer le taureau avant de lui donner l’estocade et qu’un de ses peones administre la puntilla (coup de grâce).
Enfin, autre élément de codification au cœur de cette pratique : la couleur des mouchoirs. Le mouchoir blanc signifie le passage d’un tercio à un autre lorsqu’il est brandi par la présidence technique de la corrida, et il marque la demande d’une remise de trophée au torero (oreille(s) et queue du taureau) lorsqu’il est agité par le public en direction de ladite présidence. S’il démontre une bravoure exceptionnelle, le taureau peut être gracié sur ordre de la présidence technique et si le public en fait la demande en levant un mouchoir orange. Au contraire, en cas de prestation médiocre, le mouchoir rouge est une « sanction infamante » pour le taureau et l’élevage d’où il provient, et il impose au peones de remplacer les banderilles classiques par des banderilles noires plus profondes (pour une présentation exhaustive des mouchoirs de couleur et de leur signification ; cf. annexe 2).
Les aficionados affirment sur cette base le caractère éminemment culturel de la corrida et sa correspondance à la notion de patrimoine culturel immatériel tel que définie par la Convention de 2003 (cf. annexe 1). Ils en veulent pour preuve qu’elle enrichit le langage (cf. vocabulaire de la corrida en annexe 3) et a été pendant des décennies une source d’inspiration pour certains des plus grands artistes du vingtième siècle, comme les aficionados Federico Garcia Lorca, Pablo Picasso et Ernest Hemingway[10].
Au-delà du débat sur la pertinence et la validité de ces arguments, la réalité du fait corrida est celle d’un profond déclin amorcé depuis plusieurs années.
B) Une pratique en voie de disparition ?
Le déclin de la corrida et ses causes
La corrida n’a plus le vent en poupe. Dans l’un de ses ouvrages sur l’histoire de la corrida[11], Elisabeth Hardouin-Fugier rappelle ainsi que la pratique tauromachique n’inspire majoritairement que rejet et désintérêt en Europe. C’est particulièrement vrai en Allemagne ou en Belgique, mais c’est également le cas dans les pays à forte tradition tauromachique (Espagne, France, Portugal et dans une moindre mesure certains Etats d’Amérique latine). A titre d’exemple, il n'y a eu que 900 corridas organisées en Espagne en 2009, soit 350 de moins qu'en 2008[12] ; en France, on ne compterait pas plus de 6 500 aficionados dans tout le pays[13].
De plus, ces manifestations sont d’ores et déjà hors-la-loi dans de nombreux Etats (Argentine, Canada, Cuba, Danemark, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande Royaume-Uni, etc.) et pourraient bien le devenir ailleurs. L’Equateur a ainsi annoncé son intention de bannir la corrida du territoire[14]. Le pays dont elle est originaire est également concerné par cette lame de fond : 20 ans après les Canaries, la communauté autonome catalane s’est elle aussi prononcée en 2010 pour une interdiction effective sur son territoire à la date du 1er janvier 2012[15].
Plusieurs causes peuvent expliquer ce déclin. Le désintérêt s’explique ainsi par la concurrence d’autres formes de loisir. Le développement du sport-spectacle (football mais aussi rugby dans le Midi) tend à marginaliser la corrida et ses défenseurs. D’autre part, on observe au-delà du désintérêt un rejet catégorique et argumenté.
Les anti-corridas expriment ainsi le rejet de la violence et de la mort, qui, données en spectacle constituent selon eux une « brutalisation de la société »[16], particulièrement préoccupante en ce qui concerne le jeune public[17]. Le slogan des manifestations anti-corridas synthétise cette critique : « la torture n’est pas de la culture » (« tortura nos es cultura »).
Autre facteur de rejet : la corrida apparaît à ses détracteurs comme une scandaleuse exception à la loi. Si l’art. L521 du code pénal interdit et sanctionne en effet tout sévice grave ou acte de cruauté envers les animaux domestiques, apprivoisés, ou tenus en captivité, son alinéa 7 pose une exception surprenante pour les combats de coqs et les courses de taureaux. Ainsi, malgré leur évidente incompatibilité par rapport à la loi, ces pratiques sont tolérées en cas de « tradition locale ininterrompue ». Les anti-corridas voient dans cette entorse un héritage d’une bienveillance déplacée des responsables politiques à l’égard de la corrida (Cf. supra : protection de l’impératrice Eugénie et inapplication de la loi Grammont pendant un demi-siècle).
Enfin, les anti-corridas réfutent l’argument économique (la corrida rapporte) et l’argument rituel (sa codification en fait un art) en usant de comparaisons qui peuvent apparaître lointaines et audacieuses (certains diront abusives) mais qui ne manquent pas de force de persuasion : le caractère rentable de l’esclavagisme n’en fait pas pour autant une pratique moralement acceptable ; de même, la codification des combats de gladiateurs ne suffit pas à y voir un art à plébisciter.
Cet argumentaire anti-corrida n’est pas seulement l’apanage des associations[18] ou de militants extrémistes de l’écologie et du végétalisme. De nombreux responsables politiques et représentants de la nation font valoir un point de vue similaire : plus de 70 députés ont ainsi cosigné une proposition de loi visant à mettre fin à la dérogation à l’art. L521. Certains intellectuels ont également relayé ces positions, à l’image de Michel Onfray qui rappelle que le fond du problème réside dans la finalité du « spectacle-corrida » :
« La poignée d'arguments des défenseurs recycle toujours les mêmes lieux communs. Or tous évitent cette question cardinale : que signifie jouir du spectacle de la mort ? Car il s'agit bien de cela : fanfare et habits de lumière, discours techniques et justifications esthétiques, bénédictions littéraires et légitimations cathartiques n'y font rien : on paie, on s'excite, on vocifère en bande, le tout pour connaître l'orgasme dès que le tueur ôte la vie… »[19].
Les anti-corridas constituent donc un groupe hétéroclite rassemblé autour d’un même combat : obtenir l’abolition d’une pratique qu’ils jugent archaïque. Ces dernières années, ils ont semblé toucher au but et gagner la « bataille de l'opinion »[20]. Les responsables des associations anti-corridas l’ont maintes fois souligné : « le monde taurin est désormais en sursis. C’est une forteresse assiégée »[21] ; « depuis deux ou trois ans les aficionados se rendent compte qu’ils sont en train de perdre la partie »[22]. C’est bien le cas, et c’est d’ailleurs ce qui les a poussés à abandonner leur posture de citadelle assiégée pour adopter une stratégie offensive qui a tout de l’instinct de conservation : la recherche d’une consécration de la corrida comme patrimoine immatériel.